Narration organique (et Batman V Superman)

batmanVsupermanOrganique. En voilà un mot qui revient souvent dans les discussions autour de l’impro. Peut-être pas autant que « écoute » ou « connexion », mais quand même souvent. Pourtant sa signification reste assez floue et son importance n’est pas forcément très claire non plus. Heureusement le film Batman V Superman est là pour nous montrer à quoi ressemble une histoire où rien n’est organique. Et heureusement pour vous, je l’ai regardé pour ne pas que vous ayez à le faire.

Le terme « organique » implique quelque chose de naturel (en anglais « bio » se dit « organic », comme par hasard), le Larousse nous précise même « qui est inhérent à la structure de quelque chose », mais ça ne nous aide pas plus que ça, donc je vais donner ma propre définition.

J’associe l’organique à la croissance. Les choses n’apparaissent pas soudainement, elles croissent organiquement à partir de divers éléments. En impro, donc dans une histoire, ces éléments peuvent être nombreux. J’aime bien l’image qu’utilise Patrick Spadrille (en particulier dans le cadre d’une histoire longue), lorsqu’il parle de graines que l’on sème et dont on récolte les fruits plus tard. A force de donner des informations, naturellement, organiquement, la situation évolue, donc l’histoire se crée.

Et ces graines peuvent être des éléments aussi simples que des personnages dans une situation. Si j’ai deux personnages qui ont chacun une motivation (ou plusieurs) et une personnalité, qui sont dans une situation donnée, alors à partir de ces éléments la situation devrait évoluer. On pourrait presque considérer que créer une histoire intéressante c’est réussir à trouver une situation dans laquelle des personnalités spécifiques seront naturellement amenées à interagir de façon intéressante. Je ne le ferai pas, parce que c’est sans doute plus compliqué que ça, et je voulais parler de Batman V Superman, ne l’oublions pas.

Eh bien justement, que vient faire ce film ici ? Pour ceux qui ne suivent pas du tout l’actualité du cinéma, ce film est sorti il y a quelques mois, et s’est fait démonter par la critique. Je suis d’un naturel curieux et j’ai voulu voir l’étendue des dégâts par moi-même, j’ai donc téléchargé illégalement le film. Et je n’ai pas été déçu. Je l’aurais été si je m’attendais à passer un bon moment ou si cela m’avait coûté de l’argent, mais heureusement ce n’était pas le cas.

Pendant tout le film je me demandais comment il était possible qu’un tel script ait été écrit et validé, alors que presque rien ne fait sens. Petite précision : j’ai vu la version longue, qui rajoute presque une demi-heure au film, et apparemment rend certaines scènes nettement plus compréhensibles. Oh boy.

Et pour moi la raison principale de cet échec est que rien n’est organique : on ne sait presque rien des différents personnages, du pourquoi de leurs motivations, et l’ensemble de leurs actions ne semblent être là que pour amener d’un point A à un point B. C’est incroyablement artificiel. J’ai l’impression que le protagoniste du film est Batman (c’est loin d’être évident), mais à part nous refaire vivre la même scène du meurtre de ses parents qu’on a déjà vu avec Burton et Nolan on ne sait rien de lui à part qu’il n’est pas content.

Pourtant le film commence pas trop mal : dans le précédent film Man of steel, Superman détruit une bonne partie de Métropolis, et c’est ce qui est utilisé pour justifier de la haine de Batman envers lui (il détruit notamment un bâtiment de Wayne Enterprises). Là c’est justifié, c’est organique, c’est cohérent. Mais par la suite à chaque action d’un personnage on peut se poser la question : mais pourquoi fait-il ça ? Et on n’aura aucune réponse valable à part : « parce que les scénaristes veulent arriver à la scène suivante ». Mention spéciale à l’arrivée (non expliquée, et non mentionnée par la suite) de Flash qui voyage dans le temps pour mettre Batman en garde contre un futur danger. On a carrément affaire à une allégorie du studio Warner venant dire au scénaristes : « On a besoin que Batman forme la Justice League dans un futur film, débrouillez-vous pour qu’il ait conscience d’une menace ». Bon sang. Et cette scène est suivi par la fameuse scène où Batman ouvre tout simplement un email contenant les identités (et logos et teasers vidéos…) des supers-héros qu’il va pouvoir recruter dans le prochain film Justice League…

Et je ne parle même pas de Martha. Ah Martha… Comment est-ce que quelqu’un a pu même une seconde penser que ce retournement de situation avait le moindre sens ? Mais en même temps Batman ne pouvait pas tuer Superman à cause du super méchant créé par Lex Luthor que seul Superman peut tuer. Ou Wonderwoman, mais je crois bien qu’elle ne sert strictement à rien à part gagner du temps et avoir l’air un peu classe.

Une autre façon de voir les choses est de rejeter la faute sur le réalisateur (sachant que de toute façon Zack Snyder est aussi crédité comme co-scénariste). Le youtubeur NerdWriter propose une analyse intéressante, comme toujours :

En résumé, Snyder se focalise sur les « moments » au lieu de construire des scènes. Tout est fait pour simplement passer d’un « moment » à une autre, d’un visuel, d’un symbole à un autre, mais il n’y a aucune scène permettant de construire une narration cohérente (et organique).

Et comme je sais sur quoi je voulais conclure cet article mais que je n’ai pas de transition organique, je vais le faire de façon soudaine et forcée.

En impro, donc, on va retrouver la même chose si par exemple on essaie de s’imposer une structure avant de démarrer l’histoire (type voyage du héros), ou même simplement une fin ou des points de passages. Dans un film ou un livre on doit avoir l’impression que les événements s’enchaînent naturellement, que les personnages découvrent l’histoire en même temps que le lecteur ou spectateur. Et en impro on a la chance de pouvoir ne pas le simuler, les personnages peuvent vraiment découvrir la scène en même temps que les comédiens, les auteurs et les spectateurs. Quelle chance, alors !

Fin

Et puisque c’est la mode, voici une scène post-générique, sous la forme d’une citation mal traduite du romancier Neil Gaiman, répondant à la question « Quel est votre passage préféré dans le livre Anansi Boys » :

Bizarrement un de mes passages préférés est lorsque que Maeva Livingstone prend l’ascenseur montant dans le bureau de Graham Coates, et que j’ai soudain réalisé ce qui allait vraiment se passer si elle entrait dans ce bureau, et que j’ai aussi réalisé que si je laissais la scène se dérouler ainsi j’allais devoir complètement repenser le dernier tiers du livre, parce que jusque là je ne souhaitais pas que des choses aussi sombres arrivent aux personnages.

Alors j’ai laissé les choses se dérouler comme elles le devaient, et j’ai arrêté d’écrire pendant 3 mois, le temps que je fasse des recherches et que je réfléchisse à comment je voulais conclure cette histoire.

4 réflexions sur “Narration organique (et Batman V Superman)

  1. J’aime ton article bien que je n’ai pas à eu l’occasion (ou l’envie plutot) de voir ce film. Lorsque en fin d’article, tu déconseille de démarrer une impro avec une structure narrative, je me permets de mettre un petit bémol. Si il s’agit d’une impro type mixte ou les comédiens ne se concertent pas ok car si tu as toute l’histoire voir juste une trame en tête tu risque effectivement de passer à côté de ton partenaire donc de l’impro. En revanche si c’est une impro type comparée (match d’impro) voir longue form à la manière de (shakespear, molière, brecht…) la contrainte permet à mon avis d’aller vers le jeu, l’organique. Le fait de connaître les codes propre à la contrainte permet de se situer dans le récit, de trouver sa place, son rôle, sans pour autant anticiper les événements. Une impro à la manière de Molière si je suis le valet type arlequin, mon but est de me jouer de mon maître afin d’aider son fils/fille/neveu bref proche à accomplir sa mission. Autre style de contrainte, les contraintes de jeu (sans paroles, figé, mots imposé) permettent au comédien de se surprendre, de déconnecté sa tour de contrôle, de s’adapter à cet obstacle qu’est la contrainte. Un exemple en écriture, l’écriture avec contrainte de l’oulipo. Les 5 mots, l’anagramme, le lipogramme qui confirme l’adage « de la contrainte née le récit ». Qu’en penses tu?

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    • Merci pour ton commentaire !
      Alors concernant le fait de ne pas s’imposer une structure narrative, j’en parle un peu plus dans mon article autour du « voyage du héros »,(https://improetc.wordpress.com/2016/05/05/le-voyage-de-limprovisateur/) mais finalement ça revient à ce que je dis aussi dans cet article, et tu dis à peu près la même chose (avant de te contredire quelques lignes plus loin 😉 ).

      Quand tu dis « Le fait de connaître les codes […] permet de se situer dans le récit, de trouver sa place, son rôle, sans pour autant anticiper les événements ». Je suis d’accord, connaitre des structures narratives classiques peut permettre de se répérer dans une histoire. Par contre je pense que forcer une structure est contreproductif. C’est la métaphore de la carte : tu peux la regarder de temps en temps si tu te sens perdu, mais si tu reste le nez dedans tu ne profiteras pas du paysage et tu n’iras pas en dehors des sentiers battus.

      Mais ensuite tu te contredis quelque peu en disant « Une impro à la manière de Molière si je suis le valet type arlequin, mon but est de me jouer de mon maître afin d’aider son fils/fille/neveu bref proche à accomplir sa mission. » Dans ce cas pour moi tu forces un objectif concret à un personnage, donc tu ne lui permettras pas d’intéragir de façon naturelle avec les autres personnages, créant ainsi organiquement une histoire. Si tu vas jouer un valet à la manière de Molière, comme pour tout autre personnage il te suffit de choisir des traits de caractères (ou même les découvrir lors des interactions avec les autres personnages) et ensuite en fonction de la situation qui émerge le personnage agira de façon cohérente avec ce qu’on sait de lui ! (et au passage même chez Molière il y a beaucoup de variété dans les personnages, en particulier chez les valets !).

      Si un personnage est défini en fonction de ce qu’il va faire, où qu’une situation est mise en place pour qu’il s’y passe quelque chose de précis, alors non la création n’est pas organique, et du coup souvent elle pourra paraitre forcée et/ou peu intéressante pour le public.

      Au cinéma ou dans des romans ça ne me dérange pas outre mesure de connaitre la fin par avance, qu’elle soit annoncée dès le début ou très prévisible, parce que si c’est bien fait le voyage sera intéressant. Par contre en impro je trouve ça presque insupportable, vraiment stressant (« est-ce qu’il vont réussir à arriver à la fin voulue ? »), et carrément inintéressant, dans une forme artistique où une grande partie de l’intérêt pour le public comme pour les comédien est de pas savoir où l’on va, mais d’y aller ensemble.

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  2. Merci pour ton éclairage!
    « Dans ce cas pour moi tu forces un objectif à un personnage » je ne suis pas tout à fait d’accord. J’ai pris l’exemple de Molière car ses pièces trouvent leur inspiration dans la comedia dell arte. Je ne suis pas un expert dans ce domaine mais il me semble que les comédiens se basaient sur un canevas avec des rôles bien défini, des caractéristiques propre à chacun. Ils y avaient plusieurs valets (Arlequin, Scaramouche, Brighella) et chacun avait son rôle à jouer.

    Étant joueur et entraîneur de match d’impro, mon point de vue peut plus facilement se comprendre avec cette notion en tête. En match d’impro il y a comme tu le sais si bien des impros mixte et comparée. Sur une mixte libre, pas question de s’imposer quoi que ce soit, un personnage suffit amplement. Sur une comparée libre, on peut je pense à la lecture du sujet suggérer une manière, une structure, une scénographie particulière (un bon article sur le sujet chez nos amis breton Impro-bretagne :http://impro-bretagne.blogspot.fr/2012/01/des-tomates-ou-de-lart-de-preparer-une.html?m=1 ) et donc s’inscrire dans les codes. Les rôles ne sont pas figé car si on peux prédire les événements, on peux tout autant changer et créer la surprise que ce soit pour le public ou pour ses partenaires.

    « Au cinéma ou dans les romans ça ne me dérange pas outre mesure de connaître la fin par avance »
    Avec les codes tu peus te jouer de la catégorie. Pour prendre un exemple cinématographique « la cabane au fond des bois » et son générateur de caractéristiques de film d’horreur.

    C’est mon point de vue et je pense que nous sommes à quelque chose près assez d’accord. 😉

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