L’improvisation vue comme une enquête

DetectiveC’est une métaphore que j’utilise de plus en plus souvent, en particulier avec des improvisateurs débutants, et qui permet de voir différemment la genèse et le déroulement d’une scène improvisée. Voyons donc.

C’est en discutant avec mon ami Hervé Charton (que vous pouvez entendre par ici si vous avez une heure devant vous) que j’ai eu cette révélation. Il me parlait d’Alain Knapp, cet illustre précurseur de l’improvisation théâtrale que presque personne ne connait. Et apparemment Alain Knapp considérait que toute improvisation est une enquête sur les personnages. Je résume un peu le propos, d’une part parce que je ne le maîtrise pas et d’autre part parce que ce n’était pas tout à fait ce dont je voulais parler.

Quoi qu’il en soit, le mot était dit : enquête. Et ce mot me semblait résumer parfaitement ma propre démarche lorsque j’improvise une scène. J’ai souvent entendu (et j’ai moi-même dit) qu’on « découvrait » la scène pendant qu’on la joue. Ou qu’on utilise « ce qui est déjà là ». Ou qu’on « part de rien ». Mais ces termes décrivent finalement assez mal le processus à mon avis.

Si on part du principe que l’improvisation est une enquête, alors toutes les informations que l’on donne sont des indices. Et le crime (coupables, victimes, lieu du crime, mobiles etc.) est simplement la situation (personnages, lieu, époque etc.).

Chaque nouvel indice permet de préciser la situation, notamment en excluant des possibilités. Ce personnage me tutoie ? Alors à priori nous nous connaissons bien, ou alors c’est un personnage qui tutoie tout le monde, ou alors je suis un enfant. Si je l’appelle « monsieur », alors nous ne sommes pas amis, si je l’appelle « papa » alors le doute n’est plus permis et cette partie de l’enquête est résolue.

Tout est un indice, que ce soit l’espace scénique utilisé, la façon de parler etc.

Et parfois une accumulation d’indices peut se faire sur toute la durée de la scène, jusqu’à ce que finalement tout fasse « clic » et on comprend que depuis le début on jouait Donald Trump (cf la punchline contextualisante dans mon article sur « finir une impro« ).

Il y a tout de même quelques nuances à apporter à cette métaphore. Dans le cas d’une vraie enquête, il y a une vérité à découvrir (sauf si on accepte les faits alternatifs, mais là n’est pas le sujet). Dans le cas d’une scène improvisée, la « vérité » de la scène sera créée par les comédiens en fonction de leurs envies et de leurs inspirations. On a tous des références et des expériences différentes, donc l’analyse que l’on fait des indices que l’on a déjà est forcément subjective.

Mais dans une véritable enquête, si on part avec un coupable en tête dès le départ on risque fort d’ignorer les indices qui l’innocenteraient. De même si dans une scène improvisée on a une idée en tête mais que l’on ne l’exprime pas explicitement, d’une part les partenaires de jeu pourront déduire autre chose et d’autre part on risque d’ignorer les éléments contradictoires qu’ils donnent. Le fameux « manque d’écoute », voire la « confusion ».

Et c’est autre chose qui peut arriver en impro mais qui ne devrait pas arriver dans la réalité : les indices incohérents. Si l’enquête n’est pas résolue assez rapidement on va accumuler les indices, et au bout d’un moment on aura une scène extrêmement compliquée à justifier. Il faut donc résoudre l’enquête assez rapidement, ou en tout cas avancer progressivement dans sa résolution, en s’assurant que tout reste cohérent.

Vu comme ça je me dis que ça peut paraitre très intellectuel comme démarche. C’est sans doute le cas, mais pour moi ce n’est pas un problème. On pourrait opposer cette démarche à juste « être dans l’instant » ou « suivre ses impulsions ». Mais finalement ce n’est qu’une question de formulation : « être dans l’instant » c’est juste remarquer et réagir aux indices donnés par soi-même ou son partenaire, et les impulsions que l’on a seront normalement cohérentes avec la situation que l’on a déduit, peut-être même inconsciemment. Et nos impulsions sont aussi des indices. Si quand il me regarde j’ai l’impulsion de me reculer c’est sans doute qu’il me fait peur, je peux alors trouver une raison à cette peur, raison qui sera peut-être déduite des indices donnés précédemment.

Mais est-ce que ce n’est pas un effort important à faire ? Peut⁻être, mais une grande partie se fera assez automatiquement, notre cerveau est programmé pour trouver du sens. Et après il y a aussi l’entraînement. Je sais qu’en particulier à force d’animer des ateliers d’impro et de voir des dizaines de milliers de scènes je suis très efficace à la fois dans l’analyse des indices et les projections possibles à partir de mes références et expériences personnelles. Et je pense être aussi particulièrement sensible aux incohérences ou aux zones d’ombre  qui me mettent du coup mal à l’aise en tant que spectateur.

Le degré de précision de l’enquête dépend beaucoup de la scène, plus elle sera simple et moins on aura besoin de détails. Parfois même l’enquête peut-être laissée aux spectateurs, chacun se faisant son idée de la réalité de la scène, par exemple dans des scènes sans paroles ou en gromelo.

Ah oui parce que j’ai oublié de préciser : les spectateurs mènent eux aussi l’enquête, et eux n’ont pas besoin de donner d’indices, ils n’ont qu’à voir les indices. Et ils les voient. Tous. Parfois ils comprendront la scène avant les comédiens. Parfois ils comprendront complètement autre chose mais auront soudain une révélation lorsque les comédiens préciserons une autre réalité aussi cohérente.

Enfin bref, ça ne va pas révolutionner votre vision de l’impro, mais j’aime bien.

 

Une réflexion sur “L’improvisation vue comme une enquête

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