Cher Journal, un solo improvisé en duo

cher-journalPendant longtemps je n’étais pas intéressé par un spectacle seul en scène improvisé. Mais en même temps j’étais curieux de voir ce que ça pourrait donner. Il y a quelques mois la curiosité l’a emporté et j’ai joué pour la première fois Cher Journal, un spectacle où je joue seul, mais accompagné musicalement par Luce Ponsar au clavier. Et puis nous l’avons rejoué récemment.
Et puis je l’aime bien ce spectacle, finalement.

Alors je vais vous raconter comment il est né.

Improviser en solo

Les solos d’impro (c’est à priori le terme « officiel » qui semble être utilisé, plutôt que « seul en scène improvisé » par exemple, donc je vais m’y plier) commencent à fleurir ces dernières années. Le premier que j’ai vu était Philippe Muyard, qui tentait l’expérience dans le cadre du festival Spontaneous en 2007 je crois (et à ma connaissance ça n’a pas été reconduit). Depuis j’ai vu Sauf Si d’Yves Roffi, le One-Man Show improvisé d’Ismaël Habia, C’est qui moi ? de Guillaume Darnault, Il(s) de Tibo Astry ou encore Rugueux de Christelle Delbrouck et dernièrement Vice & Versa de Thierry Bilisko et Antoine Lefort. Il en existe bien d’autres, mais je ne les connais pas ou ne les ai pas vu (par exemple Singulier de Patrick Spadrille).

Et finalement la seule différence technique entre improviser seul ou à plusieurs c’est le fait de jouer éventuellement plusieurs personnages simultanément. Pour ça il y a quelques techniques à appréhender (notamment la gestion du regard), et surtout ça impose de jouer des personnages plus marqués dans le corps, la voix et le rythme. Comme c’est quelque chose que je fais peu c’était intéressant pour moi de m’y forcer un chouia.

Mais techniquement il n’y a rien d’extraordinaire, juste un rythme à gérer et quelques pièges à éviter. Par exemple lors de la première représentation j’ai démarré la première scène en posant deux chaises face à face, par habitude, et une fois assis je me suis rendu compte que pour passer d’un personnage à l’autre je devrait changer de chaise, rendant l’opération bien lourde. Pour éviter la lourdeur de jouer plusieurs personnages les transitions de l’un à l’autre doivent être les plus courtes possibles. Même pas besoin de se déplacer, un changement d’angle de regard peut parfois suffire.

Par contre pour moi la difficulté principale, et aussi ma principale peur, c’est qu’en l’absence de partenaire de jeu il est beaucoup plus compliqué de se laisser surprendre. Et donc le risque pour moi est alors d’être trop dans ma tête, en train de penser à ce qui pourrait arriver mais aussi aux choses auxquelles j’avais déjà pensé même avant le spectacle. Parce que j’ai tendance à beaucoup réfléchir (comme la centaine d’articles ici-présents pouvaient le laisser présager). Et donc je devais mettre en place des mécanismes dans le spectacle me permettant de retrouver la spontanéité du jeu avec un partenaire.

La genèse de Cher Journal

Premier choix à faire : enchaînement de scène distinctes ou une seule histoire. J’ai hésité un moment, mais au final ce qui me plaît le plus c’est de développer une histoire et des personnages sur la longueur, donc le choix fut fait d’un « format long ». Ensuite, qu’est-ce que je voulais raconter ? J’avais envie d’un spectacle plutôt intimiste, qui prenne son temps. J’ai rapidement décidé que ce serait l’histoire d’un personnage, comme dans Il(s) ou C’est qui moi ?. Mais j’ai un faible pour les narrateurs en général, alors j’ai pensé que le personnage écrirait son journal intime. Un peu comme Mark Jane dans Trio (qui peut aussi compter comme un « solo », mais en trio avec deux personnes du public…), qui joue un auteur tapant à la machine pour narrer.

Voilà donc le format du spectacle : quelqu’un écrit son journal intime (sur une table dans un coin de la scène) et chaque entrée du journal mène à une scène.

Ensuite comment m’assurer de la spontanéité du spectacle ? Comment éviter que je ne prévois tout et que je recycle de vieilles idées ? Première réponse : la musique.

J’adore improviser en musique, donc rapidement j’ai su que je voulais au moins un musicien sur scène. Et j’ai la chance que Luce ait répondu à l’appel. Je la connais depuis des années, nous avons joué des dizaines de fois ensemble, et elle improvise en jeu et en musique. J’avais donc entièrement confiance en elle pour d’une part habiller le spectacle musicalement (même si les scènes sont chiantes ça passe toujours mieux avec de la musique…) mais surtout pour proposer des choses qui me feraient réagir. J’y reviendrai un peu plus tard, mais c’était déjà un premier élément de « chaos ».

Ensuite pour me forcer à éviter de trop réfléchir à la scène que je jouerai j’ai décidé de faire appel au public lorsque le personnage écrit des entrées dans son journal. J’écris et lis à voix haute, et quand je m’arrête et que je regarde le public j’attends que quelqu’un complète ma phrase (et bien sûr je prends la première proposition donnée). Le code est donné au tout début du spectacle lorsque je dis « Cher Journal, je m’appelle… » et au bout de quelques secondes quelqu’un comprend qu’un nom est attendu.

J’ai donc droit évidemment à un mélange de propositions parfaitement logiques et des gens qui essaient de tendre des pièges. Mais même ces prétendu « pièges » (dans mon premier spectacle le personnage était bègue…) ne sont que des occasions de justifier, donc d’inventer, donc de m’éloigner de mes sentiers battus.

Et dernier point, maintenant que le format du spectacle était à peu près calé : quel serait le ton du spectacle ? J’avais déjà décidé que ce serait plutôt intimiste, finalement assez proche du spectacle Il(s) de Tibo Astry. Mais je voulais aussi que ça puisse partir sévèrement en couille. Que je puisse alterner des scènes émouvantes et d’autres complètement barrées. Pour ça j’avais réfléchi à différents types de scènes, et notamment une qui est survenue lors de la première représentation et qui est revenue dans la deuxième : le rêve. Parce que raconter dans son journal le rêve de la nuit précédente parait tout à fait logique, et le rêve est l’occasion de faire fi de tout ancrage dans la réalité. Je pense que d’ailleurs la scène de rêve vers les deux tiers du spectacle sera quelque chose d’assez immuable.

Lors des deux représentations le mélange des deux fonctionnait plutôt bien, même si c’était peut-être plus prononcé dans la première qui était une histoire d’amour qui se finissait mal, donc forcément c’était plus émotif.

Et surtout lors des deux représentations j’ai bien retrouvé cet état de ne pas du tout savoir où l’histoire allait ni comment elle allait se terminer. Il se trouve que dans les deux cas il n’y a pas eu de happy end, je ne sais pas si ce sera une quasi-constante… Et dans les deux cas les histoires étaient très personnelles, à voir aussi à quel point les prochaines s’éloigneraient ou non de moi.

Et la musique alors ?

J’en ai déjà parlé, mais j’y reviens parce que c’est un des points qui me tient le plus à cœur, et aussi un des principaux compliments qu’on m’a fait. L’objectif était vraiment de créer un duo avec Luce. Par exemple dans un spectacle comme Il(s), il y a un musicien, mais il a plus un rôle d’illustration. Je voulais plus de propositions venant de la musique. C’est aussi un des objectifs de Vice & Versa, qui est présenté plutôt comme un duo, avec Thierry Bilisko en jeu et Antoine Lefort à la musique. C’est aussi un des spectacles que j’ai préféré cette année, lorsqu’ils l’ont joué pour la première fois en janvier je crois.

Avec Luce il y a eu plusieurs types d’interactions que je vois assez peu, voire pas du tout :

  • Les propositions musicales en rupture : on peut être dans un scène lente et tout d’un coup elle lance une musique pêchue voire épique, ce qui m’oblige à réagir et justifier.
  • Les thèmes de personnages : un personnage peut avoir un thème musical précis, qui reviendra lorsque le personnage revient, mais qui peut aussi faire revenir le personnage s’il n’est pas déjà là.
  • La musique qui contrôle un personnage : il est arrivé plusieurs fois que la musique rythme un personnage qui je joue, mais qu’ensuite je change de personnage dans la scène et la musique continue. C’est alors implicite que la musique contrôle le personnage que je ne joue plus, et je n’ai plus qu’à jouer la réaction.

Ce dernier point amène aussi un élément très intéressant avec les seul-en-scènes : l’utilisation du hors-champ. On ne peut que jouer un personnage à la fois, mais les réactions de ce personnage à ce qui arrive autour de lui laissent l’imagination des spectateurs remplir le vide. C’est déjà le cas en impro « classique » avec les décors et accessoires imaginaires, c’est encore plus le cas ici puisque même les répliques des personnages peuvent être imaginées.

Et donc ?

Voilà. C’était un peu coup d’œil sur mon processus de création de ce spectacle. Et comme j’y ai pris goût ça ne m’étonnerait pas que je sois amené à le rejouer la saison prochaine… On verra bien !

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